CHAPITRE 13
En brûlant, les corps s’entremêlaient, devenaient impossibles à distinguer les uns des autres. Il ne resterait pas grand-chose. Celui qui avait allumé ce feu savait comment s’y prendre. À force de pratique ? Sans doute, songea Ki.
— Quoi ?
— Devrions-nous reprendre la route, tenter de les rattraper ?
Elle détourna les yeux des flammes et perçut l’inquiétude — réelle – du garçon.
— Non, Cabri. Il... Il fait trop noir désormais. Et les chevaux ont besoin de se reposer.
— Ici ? demanda-t-il d’un air horrifié.
« Où d’autre ? » eut-elle envie de répondre. Elle ne s’imaginait pas s’éloigner, le laisser se consumer derrière elle, seul. Mais elle vit les yeux du garçon, emplis de crainte, se tourner vers les corps de Brurjans, vit la façon dont la peur le faisait frissonner. Il ne craignait pas des choses imaginaires, mais la vérité dernière qu’il avait entraperçue ce jour. Les corps s’affaissèrent sous le poids du petit-bois en train de se consumer. Une flambée d’étincelles jaillit dans les airs et Ki la suivit des yeux pour voir les éclats lumineux se dissiper dans le néant.
Elle avait laissé Vandien sur place, enfin. Elle était retournée au chariot et était partie. Elle avait repris la route, en prétendant pour le bénéfice de Cabri que Vandien n’était pas mort et qu’ils se hâtaient pour le rattraper.
Qu'aurais-je dû faire ? se demandait-elle. Attendre que le feu soit mort, tenter de trier les ossements de celui qui m’était cher autrefois ?
— Il ne reste pas grand-chose de mangeable.
Cabri s’adressait à elle par la porte ouverte de la cabine.
— Je n’ai pas faim, de toute façon, répondit Ki sans quitter la route des yeux.
Les lumières de Tekum évoquaient des flammèches jaunes au loin.
— Prépare juste quelque chose pour toi, Cabri.
— Il a vraiment mis le bazar dans le chariot.
— Les Brurjans sont comme ça.
Ki perçut la colère abrupte dans sa propre voix et tenta de la maîtriser.
— Cabri, je n’ai pas vraiment envie de parler pour le moment. D’accord ?
— Compris. Vous vous inquiétez pour Vandien, c’est ça ?
— C’est ça.
C’était suffisamment proche de la vérité, jugea-t-elle.
— Ils le garderont en vie, s’ils peuvent. (La voix de Cabri se voulait prudemment rassurante.) Ils s’occuperont correctement de lui. Ils ont besoin de lui.
Ki aussi avait besoin de lui. Mais il n’était pas plus avec elle qu’avec eux. Il n’était avec personne. L’âme de Ki retomba dans un abîme noir.
— Il est doué à l’épée. C’est important pour eux.
La voix de Cabri était hésitante, prudente. Elle invitait à la discussion. Ki accepta finalement l’invitation.
— Pourquoi ?
Cabri revint s’installer sur le siège. Elle ne pouvait pas vraiment distinguer son visage dans l’obscurité, mais il regardait toujours au loin dans la nuit.
— Ce que j’ai pris à Saule, dit-il à mi-voix. Ce qu’elle voulait absolument récupérer, ce pour quoi elle a été... gentille avec moi... faisait partie d’un plan. Je ne sais pas tout. Aucun rebelle ne sait jamais tout à propos d’un plan, excepté la duchesse. Je n’ai pas tout compris, parce que Saule ne comprenait pas tout. Mais Saule était celle qui devait prendre contact avec le Brurjan qui pouvait être acheté, pour ne pas chercher de poison sur la lame de Kellich. (La voix de Cabri se transforma en murmure.) Sauf que j’ai volé le nom du Brurjan au sein de son rêve.
— Par la lumière de la lune... souffla Ki.
Elle fixait Cabri d’une expression où l’incrédulité le disputait à la compréhension.
— Tu peux faire une telle chose.
Les mots avaient franchi ses lèvres sous la forme d’une affirmation.
— Avec certaines personnes, concéda lentement Cabri. Saule aussi a du sang jore, même si ça ne se voit pas comme chez moi. Et elle refuserait de l’admettre. Mais je le sais. Ça rend le lien plus facile à créer pour moi. Mais elle ne peut pas... atteindre l’intérieur d’une personne, pas comme moi. Elle est juste... très persuasive. Son talent n’a pas la force du mien. Je crois que c’est en partie pour ça qu’elle me déteste.
— Je vois, dit lentement Ki.
Quelle forme de jalousie Saule avait-elle ressentie en songeant que ce garçon pouvait offrir bien plus qu’elle à la rébellion ? L’avait-elle délibérément tenu à l’écart de ses amis pour éliminer toute compétition ? Mais une compétition pour quoi ? Pour le respect et l’honneur ? Pour l’attention de Kellich ? Kellich se serait-il passé de Saule si Cabri avait été recruté ?
La réalité frappa Ki à la manière d’une vague glacée. Et elle allait ramener le garçon au cœur même de cette querelle ? Une folie. Vandien n’était plus ; il ne servirait à rien de suivre les traces de rebelles. Stupide. Mieux valait sortir le gamin de là, l’emmener à Villena comme elle l’avait promis. Ensuite viendrait l’heure de venger la mort de Vandien. Peut-être que d’ici là elle aurait déterminé qui elle devait blâmer.
— Ne bougez pas ! On ne veut blesser personne. Sauf si on nous y oblige.
L’instant d’avant, la nuit avait été calme et vide autour d’eux. À présent, des figures masquées jaillissaient de l’herbe, tels des fantômes, pour s’avancer sur la route. Alarmé, Sigurd poussa un hennissement et lança sa tête en arrière. Par réflexe, Ki fit s’arrêter les chevaux tandis qu’au même moment, un homme agrippait le bord de son chariot et atterrissait souplement sur les planches à côté d’elle. Un poignard se posa sur sa gorge. Ses yeux passèrent de l’un à l’autre des bandits de grands chemins. Il y en avait sept, huit. Des humains. Mais il ne s’agissait que de ceux qu’elle pouvait voir. Y en avait-il d’autres derrière le chariot, ou encore allongés dans l’herbe ?
Cabri triturait sa chemise entre ses doigts. Elle posa une main sur son épaule, agrippa le garçon pour l’empêcher de s’écrouler. Elle le sentit trembler sous ses doigts.
— Que voulez-vous de nous ? interrogea Ki à voix basse.
Personne ne lui répondit. Ils étaient déjà en train de faire le tour du chariot. Elle entendit s’ouvrir la porte latérale, sentit le poids de l’intrus faire pencher le chariot.
— On suit simplement le plan, rappela l’un des inconnus à l’intention des autres. Chacun connaît son rôle.
— Des rebelles ! siffla Cabri.
— Silence ! aboya celui qui semblait être le chef.
Ki assumait en tout cas qu’il s’agissait de leur leader. C’était le seul à avoir parlé et il tenait un poignard contre sa gorge. Dans leurs longues robes brunes à capuchon, ils se ressemblaient tous. Une ouverture dans sa capuche informe laissait voir ses yeux. Elle les vit luire mais sans pouvoir dire de quelle couleur ils étaient, ni quoi que ce soit d’autre à propos de l’homme.
— Descendez, ordonna-t-il d’un ton bourru. Et tendez les mains devant vous.
— Prenez ce que vous voulez et laissez-nous en paix, suggéra Ki. Nous ne dirons rien à personne. Nous étions en train de quitter la région, de toute façon. Nous ne vous causerons aucun problème. Nos affaires nous emmènent loin d’ici.
— Vos affaires sont devenues nos affaires, répondit l’homme avec sévérité.
Le couteau appuya plus fermement sur sa gorge et elle prit conscience d’une silhouette plaquant une lame sur le cou de Cabri.
Elle se leva prudemment et mit pied à terre dans l’ombre de l’homme au poignard. Ils escortèrent Cabri auprès d’elle.
— Prenez-vous mutuellement les mains, paume contre paume, ordonna le leader.
Ki jeta un coup d’œil à Cabri. Le garçon tenait ses mains tremblantes serrées devant lui. Il avait les traits tirés. Elle calqua sa position sur la sienne, joignit les mains et les tint face à elle. L’homme masqué lui ligota les poignets à l’aide d’une étrange corde plate qui ne se resserrait que lorsqu’elle bandait ses muscles pour tirer dessus. Cabri était déjà ligoté. Derrière elle, quelqu’un grimpa sur le chariot et s’empara des rênes. Puis un sac fut passé par-dessus son visage.
Le sac sentait le grain et elle faillit s’étouffer sur une balle restée à l’intérieur de la toile rugueuse. Les mains qui agrippèrent ses coudes n’étaient pas rudes, mais elles n’étaient pas non plus très douces. On la força à avancer d’un pas rapide et trébuchant à travers l’herbe et les cailloux, sur une longue distance. Elle entendit Cabri pousser un cri brusquement interrompu.
— Cabri ? appela-t-elle.
Une main s’abattit brutalement contre son ventre en lui coupant le souffle. Elle fut poussée contre le cuir chaud d’un animal de grande taille.
— En selle, lança une voix qu’elle ne reconnut pas.
Et comme elle se débattait pour tenter d’obéir, un individu massif l’attrapa à la taille et la souleva vers l’animal. En guise de selle, une couverture rêche avait été disposée sur le dos du cheval. Elle en agrippa le bord et serra les jambes autour du corps de sa monture. Celle-ci se mit en marche sans prévenir et Ki partit en arrière, manquant de tomber de selle.
— Accroche-toi, lança une voix bourrue.
Après quoi la bête s’élança au petit galop et les oreilles de Ki se remplirent du claquement des sabots de chevaux tout autour d’elle. Si elle tombait, elle serait piétinée.
Aveugle et incapable de contrôler son destin, elle fut emportée pour un voyage de cauchemar. Elle serrait entre ses doigts la couverture sur le cheval et utilisait la moindre parcelle de force dans ses jambes pour maintenir fermement sa position assise. Elle prit une profonde inspiration et imposa un ordre artificiel au sein de son esprit. Une chose à la fois, décida-t-elle. Ces chevaux ne pourraient pas maintenir longtemps une telle allure. Il s’agissait de chevaux de ferme, non de montures de guerre. Ils ne pouvaient donc aller bien loin. Une fois qu’ils seraient arrivés, elle pourrait avoir une chance de se libérer, ainsi que Cabri. C’était le meilleur plan auquel elle pouvait songer pour l’instant. Elle s’accrocha fermement à cette idée en repoussant tout le reste hors de son esprit.
— C’est quoi, cet endroit ?
La voix de Cabri sonnait d’une manière sinistre dans les ténèbres.
— Je ne sais pas. Peut-être un genre de cave.
Ki tendit la main pour tapoter l’épaule du garçon. Elle sentit qu’il vibrait de nervosité.
Elle se demandait quelle heure il était. Elle n’avait aucune idée de combien de temps ils avaient chevauché, aveugles et ligotés, ni du temps qu’il lui avait fallu pour se libérer de ses liens et arracher le sac qui lui recouvrait le visage. Cela ne l’avait pas beaucoup avancée. Il faisait aussi sombre à l’extérieur du sac qu’à l’intérieur.
Une odeur de terre flottait tout autour d’eux. Elle avait déjà découvert que le plafond composé des blocs de bois brut se trouvait à portée de bras et que le simple fait de le toucher déclenchait une pluie de terre. L’endroit en lui-même était petit, tout juste suffisant en longueur pour accueillir un homme de grande taille allongé et un peu plus en largeur.
Les mâchoires de Ki lui faisaient mal d’avoir rongé la corde autour de ses poignets. Ceux-ci étaient rougis et brûlés là où les liens avaient frotté.
— J’ai soif, lança soudain Cabri.
— Il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire pour ça, répondit doucement Ki.
Elle tâtonnait le long du mur. Il devait bien y avoir une porte, mais si c’était le cas, elle n’arrivait pas à la trouver.
Ses mains ne trouvaient que de la terre et, parfois, des amas de racines. À un moment, elle mit le pied dans ce qui pouvait être un tas de légumes pourris. Elle espérait en tout cas que c’était tout ce dont il s’agissait. Elle atteignit le quatrième coin, et revint au mur de départ. Et elle la trouva enfin. La porte. Elle l’avait manquée auparavant car elle ne s’était pas souvenue à quel point il lui avait fallu baisser la tête lorsqu’on l’avait forcée à entrer dans ce lieu. C’était une porte minuscule, lui arrivant à peine à la taille. Elle tâtonna à la recherche d’une poignée, n’en trouva aucune, et appuya sur le panneau. Celui-ci ne bougea pas d’un pouce. La porte était probablement barrée de l’autre côté. Elle s’assit avec lenteur et appuya son dos contre le panneau.
— Que vont-ils faire de nous ?
La voix de Cabri paraissait plus fragile encore qu’auparavant.
— Je l’ignore.
Ki releva les jambes pour appuyer son front sur ses genoux.
— Je ne sais même pas ce qu’ils attendent de nous. S’ils avaient simplement voulu nous dépouiller, ils auraient pris le chariot et se seraient enfuis. Ou ils nous auraient tués sur place. Mais pourquoi nous garder enfermés ? Je n’arrive pas à imaginer à quoi nous pourrions leur être utiles.
Cabri s’était rapproché du son de sa voix. Il trébucha contre les pieds de Ki et poussa un cri en tombant.
— Attention, l’avertit Ki.
Elle l’entendit se relever et ramper pour venir s’asseoir près d’elle. Son épaule se pressa contre celle de Ki. Il tremblait.
— Pourquoi as-tu si peur ? lui demanda-t-elle à mi-voix.
— J’ai senti... à quel point ils me haïssaient. Lorsqu’on m’a ligoté et fait monter sur ce cheval.
— Peut-être que c’était seulement ton imagination, répondit Ki d’un ton rassurant. Ils m’ont surtout paru efficaces. Comme s’ils voulaient nous emmener quelque part, sans particulièrement chercher à nous faire du mal.
— Vous ne comprenez toujours pas, hein ? demanda Cabri. Ki, je peux sentir ce que ressentent les gens. La pitié que vous ressentez pour moi à présent, la haine que ces gens ressentaient à mon égard. La façon dont le Brurjan s’est senti en mourant. C’était le pire que j’aie jamais connu. Parce que les Brurjans sont tellement ouverts de toute façon, comme des animaux. C’est comme s’ils étaient toujours en train de crier ce qu’ils pensent de vous...
Il se tut. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix paraissait lointaine.
— Lorsque j’étais petit, je ne comprenais pas. Je n’arrivais pas à faire la distinction entre mes sentiments et ceux des gens autour de moi. Les gens agissaient d’une certaine manière alors que leurs sentiments allaient à l’opposé. Je ressentais tout, pour tout le monde... Et lorsque j’ai grandi et que je suis devenu plus sensible, ça a été encore pire. La nuit. Lorsque tout le monde dormait dans mon esprit. Lorsque les gens dorment, ils abaissent toutes leurs défenses, pour la plupart. Ils crient toutes leurs pensées, encore et encore. Nous nous sommes éloignés de la ville tellement c’était devenu grave, jusqu’à un endroit où je n’entendais plus la majorité des voix. Mais certaines continuaient de me parvenir. Les rêves sont étranges. Je ne comprends pas comment les gens les imaginent, comment ils les inventent. Je n’ai jamais pu rêver comme ça... pas en inventant moi-même un songe. Le mieux que je pouvais faire était d’en trouver que j’aimais bien et d’écouter ceux-là le plus près possible, en essayant d’ignorer les autres.
Cabri s’était arrêté de parler. Ki n’avait aucune idée de combien de temps ce silence avait duré. Mais était-ce vraiment le silence, pour Cabri ? Connaissait-il jamais le silence ? Pas un voleur de rêve, pas un espion. Un participant involontaire à la vie des autres, comme un invité obligé d’écouter ses hôtes se quereller au travers d’un mur peu épais. Elle tenta d’imaginer un petit enfant partageant les émotions de ses parents, un adolescent en prise directe avec les fantasmes nocturnes du village.
— Ne vous sentez pas coupable, je vous en prie, supplia Cabri. La culpabilité, c’est le pire. Lorsque les gens sont gentils avec moi parce qu’ils pensent m’avoir fait du tort. J’aimerais...
— Quoi ? demanda Ki.
— Non. (Cabri avait prononcé le mot à voix basse.) Si vous demandez à quelqu’un de se sentir d’une certaine façon et qu’ils le font parce que vous leur avez demandé, ce n’est pas pareil que s’ils l’avaient fait simplement parce qu’ils en avaient envie. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Je crois que oui. Si on est obligé de demander à quelqu’un « embrasse-moi, s’il te plaît », le baiser n’a plus vraiment de sens.
Qu‘une personne se montre gentille avec lui parce qu‘elle l’apprécie, songea Ki pour elle-même. Est-ce trop demander de la part d’un garçon ?
Elle s’appuya contre la porte. Et attendit.
Cabri rompit le silence d’un murmure :
— Quelqu’un vient.
Ki tendit l’oreille mais n’entendit rien. Mais évidemment, Cabri n’avait pas entendu de bruits de pas, il avait perçu l’approche des émotions d’une personne.
— Quelqu’un d’amical ? demanda-t-elle d’une voix pleine d’espoir.
— Non. (La voix de Cabri était rendue sourde par l’inquiétude.) Quelqu’un de très prudent. Ne restez pas trop près de la porte. Elle est assez effrayée pour vous faire du mal si vous lui faites peur.
Ki ne discuta pas. La lueur du jour leur fit l’effet d’une blancheur aveuglante après les ténèbres éternelles de la cave. Les yeux de Ki n’eurent pas le temps de s’y habituer. Un sac de nourriture fut jeté à l’intérieur et la porte refermée brutalement avant qu’elle n’ait eu le temps de voir ce qui se trouvait à l’extérieur. Leur geôlière n’avait été rien de plus qu’une silhouette sombre se découpant sur la clarté du dehors. Elle entendit que l’on remettait en place les barres bloquant la porte. Une, deux, trois d’entre elles.
— Ils ne veulent vraiment pas risquer de nous voir sortir, grommela Ki pour elle-même.
— Ils ont peur, expliqua inutilement Cabri. De moi, surtout. Et ils me détestent. Pour vous, celle-ci ressentait de la culpabilité...
Il se tut, mal à l’aise. Il lui cachait quelque chose.
— Tu peux entendre leurs pensées exactes ? demanda Ki tout en fouillant dans le sac.
— Non. Plutôt leurs sentiments.
Il marqua un temps d’arrêt. Lorsqu’il reprit, l’effort rendit sa voix plus aiguë.
— J’ai senti... qu’ils songeaient à nous tuer.
Ki se releva.
— Est-ce qu’ils reviennent, maintenant ?
La peur lui avait rendu son énergie. La menace semblait tellement réelle dans la voix du garçon.
— Non. Ils sont repartis tous les deux, à présent. Je crois qu’ils ont trop peur de rester près de la cave. Peur de ce que je pourrais être capable de faire, j’imagine.
Cabri fit une pause pour réfléchir :
— Ils doivent être à cheval pour pouvoir s’éloigner si loin si vite. Je ne peux sentir personne d’autre à l’extérieur. Juste vous.
— Oh.
Ki se demanda quelles impressions Cabri recevait d’elle, avant d’écarter volontairement cette pensée. Le sac contenait des pommes, une outre d’eau et des petits gâteaux ronds. C’était tout.
— Une pomme ? proposa-t-elle à voix haute en tendant la main vers les ténèbres.
Ki sentit Cabri prendre le fruit. Elle l’entendit mordre dedans et se mettre à mastiquer avant de déclarer, la bouche pleine :
— J’avais tellement faim. Depuis combien de temps est-ce qu’on est là, à votre avis ?
— Je ne sais pas, répondit-elle à mi-voix.
Savoir depuis combien de temps ils étaient là ne l’inquiétait pas autant que de savoir pendant combien de temps on allait les y laisser. La petite pièce sentait déjà la sueur et l’urine. Et pourquoi les retenait-on ici, en fait ?
— A propos de ce que tu as ressenti... là, maintenant. Tu en es certain ? Peut-être qu’ils étaient seulement...
Elle n’avait aucune idée de ce qu’ils auraient pu penser d’autre.
— Je l’ai ressenti avant, expliqua Cabri.
Il y eut une longue pause.
— C’est la même chose que ce que Kellich ressentait pour Vandien. Ce que Satatavi ressentait pour nous. C’est comme une façon de classifier l’intensité des émotions à ressentir. Animal. Rocher. Arbre. Personne-bientôt-morte. Ils ne voulaient pas avoir trop de sentiments envers nous.
Ki pressa la pomme qu’elle tenait toujours contre sa joue pour sentir la fraîcheur de la peau lisse du fruit. Elle mordit dedans avant de se mettre à mâcher consciencieusement. Personne-bientôt-morte. Elle n’avait pas faim, mais si on leur avait donné de la nourriture, c’est probablement qu’elle aurait dû. Qu’est-ce que Vandien disait toujours ? « S’il n’y a rien d’autre à faire dans une situation difficile, manger ou dormir est toujours une bonne idée. Comme ça, tu es reposée et rassasiée lorsque vient le moment d’agir. »
Mais elle n’allait rien pouvoir faire et il n’allait pas venir à sa rescousse. Pas cette fois.
Vandien. Elle tenta de conjurer son visage dans les ténèbres mais ne vit que la dernière image qu’elle avait eue de lui : jeté sur le dos d’un cheval à la manière d’un sac de viande, du sang gouttant de sa chevelure. Il était mort. Elle le savait. Elle se laissa glisser sur les fesses, le dos contre le mur sableux. Elle se força à y penser, très soigneusement. Il était mort. Elle était bientôt-morte. Alors tout se terminerait, sans personne pour s’en souvenir. Elle ne sentirait plus sa main sur son visage, ni son souffle chaud sur son épaule, dans le noir. Pas de voix grave racontant de longues histoires au coin du feu, la nuit. Son odeur finirait par se dissiper au sein des édredons du lit de Ki. Cela n’aurait plus d’importance. Des inconnus utiliseraient ses couvertures, sans jamais penser à la façon dont les lèvres de Vandien recouvraient celles de Ki. Partis, terminés.
— Ki ? appela doucement Cabri.
Elle releva la tête.
— Quoi ?
— Je... Je ne pouvais plus vous sentir. C’était comme si vous étiez... partie. Comme le Brurjan.
— Non. Je suis là.
Mais elle perçut la vérité dans ses paroles. Elle était partie. Sa vie pendait, flasque, comme une voile sans vent. Elle tenta de se convaincre qu’il y avait des choses importantes à faire. Cabri et elle devaient s’échapper, il fallait qu’elle récupère ses chevaux et son chariot, qu’elle emmène le garçon chez son oncle à Villena. « Et ensuite, quoi ? » ne cessait de demander une petite voix sardonique au fond d’elle-même. Et ensuite reprendre le cours de son existence, se dit-elle. Trouver une cargaison, la livrer, se faire payer. Pourquoi ? Pour pouvoir manger, se reposer puis trouver une cargaison, la livrer et se faire payer. L’insignifiance d’une telle vie l’accablait. Un cercle sans but, telle une chanson chantée sans cesse, encore et encore. Jusqu’à ce qu’elle s’arrête. Cela n’avait pas plus de sens que de rester assis dans une cave à attendre que quelqu’un vienne vous tuer. Mais demeurer dans la cave était plus facile. Jusqu’à ce que ça prenne fin. Comme avait pris fin la vie de Vandien.
Ce n’était pas, réalisa-t-elle soudain, que Vandien était sorti de sa vie. Elle aurait pu vivre avec cette idée, s’il était parti à cheval, s’il avait laissé sa vie le conduire ailleurs. Elle ne l’aimait pas de manière si égoïste. Elle aurait su qu’il existait quelque part, que sa vie continuait quelque part. Il n’avait pas à être à elle, il n’avait jamais vraiment été à elle. Mais même lorsqu’il n’avait pas été à ses côtés, elle avait su qu’il était quelque part. Elle avait pris plaisir à l’imaginer en train de chevaucher sous la pluie, dans quelque province lointaine, ou de raconter des histoires devant la cheminée d’une auberge, ou même de contempler depuis les hauteurs d’une colline les terres qui auraient dû être les siennes mais ne l’étaient pas.
Il n’était plus. Il n’y aurait plus rien de lui, plus jamais. Sa lignée avait pris fin avec lui ; aucun enfant ne portait les noms qui lui avaient été si précieux. Il avait pris fin aussi totalement qu’un chant lorsque le chanteur referme la bouche. Elle appréhendait enfin l’ampleur du vide.
Elle s’écroula totalement au sol, pressa les yeux contre ses genoux. Elle ouvrit la bouche et tenta de respirer, mais en vain.
La colère et la peur l’envahirent. La vérité était en train de la rattraper. Bon sang, cela changeait tout ! Il l’avait abandonnée, maudit soit-il ! Il était mort et l’avait laissée à hurler dans le noir après lui. La toile même de sa vie était déchirée et elle se haïssait d’avoir laissé Vandien en devenir partie intégrante. Elle avait toujours su que cela finirait par arriver. Ses yeux la brûlaient mais les larmes refusaient de venir.
— Arrêtez ! la supplia Cabri. Je vous en prie, arrêtez !
— Je ne peux pas, murmura-t-elle.
— S’il vous plaît, geignit-il.
Puis elle l’entendit qui craquait. D’horribles pleurs étouffants lui déchirèrent la gorge. Il pleura comme seuls savent le faire les enfants, exprimant une tristesse désespérée et inconsolable. Elle écouta la fureur de son chagrin secouer le garçon, lui serrer la gorge et réduire sa voix à un gémissement impuissant. Elle demeura assise, haletante, dans les ténèbres, sachant qu’elle devrait le rejoindre et tenter de le réconforter. Mais il n’y avait plus aucun réconfort en elle, ni pour lui, ni pour elle-même. Il n’y avait plus que ce chagrin suffocant qui remplissait la cave à la manière d’une chose palpable. Cabri devenait son chagrin, lui prêtait sa voix par le biais de ses sanglots hachés, lui donnait forme en s’agitant violemment sur le sol.
Ki se mit à dériver. Quelque part, une cave se remplissait d’un chagrin si total qu’un garçon se convulsait dans son emprise tandis qu’une femme restait accroupie, comme anesthésiée. La fin arrivait, promettant la paix.
Il y eut des bruits, une lumière terrible. Un homme se tint devant elle, la forçant à se relever.
— Arrêtez ça ! cria-t-il en la secouant violemment.
Ki fut tirée hors de la cave et projetée sur le gazon épars, à l’extérieur. L’homme disparut pour ressortir un instant plus tard en tenant le garçon agité dans ses bras. Puis Brin déposa précautionneusement le garçon à terre avant de se retourner vers Ki.
— Arrêtez ! rugit-il. Vous allez le tuer !
Ki vit la main levée, sut que le coup arrivait, mais ne parvint pas à se rappeler en quoi cela pouvait être important.